Au-delà de
son simple aspect ludique ou de sa dimension de sport de compétition, le jeu
d'échecs possède également de multiples vertus pédagogiques et éducatives. Selon
J. Marolleau, de la Fédération Française des Echecs, en 1974 :
«Nul au demeurant ne conteste que les échecs soient
un jeu qui dépasse largement le cadre d'une simple
activité ludique. Le propos des échecs n'est pas,
non plus, de donner et d'amplifier la seule capacité
de vaincre un adversaire sur un terrain particulier.
Leur propos est principalement de développer des
aptitudes intellectuelles, morales et même physique,
tant chez l'adulte que chez l'enfant et l'adolescent
Tout à la fois science, art, sport et
divertissement, les échecs représentent la
discipline carrefour-type, l'une des plus aptes à
conférer au contenant récurrent de l'éducation un
contenu réaliste, concret, opératoire.
Un préjugé tenace fait considérer la pratique du jeu
d'échecs comme relevant d'une part d'un ensemble de
recettes, et par là d'une simple aptitude à la
mémorisation, d'autre part du calcul mécanique des
combinaisons, et par là d'un automatisme
relativement primaire. Il suffit de rappeler le
nombre de coups possibles dès le 10e coup (près de
1030) pour dénoncer l'infantilisme de
telles croyances et souligner les dimensions
fantastiques de l'univers échiquéen: environ 10
10 70 configurations possibles.
La maîtrise d'un tel univers implique la mise en jeu
de la totalité des processus de la pensée et de
l'intelligence.
L'objet véritable des échecs devient ainsi, de fait,
la formation d'un homme total, maître de sa
condition physique, maître de ses réactions, maître
de sa pensée, logique et créatrice.
Développant comme les mathématiques modernes le
raisonnement et la logique, comme la géométrie
classique l'imagination créatrice, le jeu d'échecs
exclut pourtant le risque de l'abstraction gratuite
en raison de la nature concrète de l'activité
échiquéenne qui se déroule dans un espace-temps
défini par la règle du jeu. Ainsi parente de la
pensée mathématique, la pensée échiquéenne l'est
tout autant que la pensée biologique et
physiologique du fait de sa nature expérimentale.
Enfin, une corrélation troublante s'impose à
l'évidence: au plan de la recherche pure ou
appliquée, comme aux plans du commerce et de
l'industrie, les pays à fort dynamisme sont
invariablement ceux où l'on pratique massivement les
échecs (ou parfois un autre sport cérébral, comme le
Go au Japon) et avec succès.
Il ne s'agit pas là d'une coïncidence fortuite, et,
sans prétendre à une relation de cause à effet,
l'intensité de la pratique échiquéenne constitue à
la fois un symptôme du niveau de développement
intellectuel, économique et social, et une
contribution, fut-elle modeste, à la progression
d'ensemble d'une nation»
En
pratique, de nombreuses études et observations
pratiques ont démontré les principales qualités
suivantes développées par la pratique du jeu :
-
L'attention et la concentration
-
Jugement et plan
-
L'imagination et la prévoyance
-
La mémoire
-
La volonté de vaincre, l'endurance et la maîtrise de
soi
-
L'esprit de décision et le courage
-
La logique mathématique, et l'esprit d'analyse et de
synthèse
-
La créativité
-
L'intelligence
-
L'organisation méthodique de l'étude et le goût pour
les langues étrangères
- Capacité
d'abstraction
- Maîtrise de ses
émotions
- Esprit d'équipe
- Discipline
sportive.
1)
L'attention et la concentration
Le
jeu consiste entre un affrontement de deux camps,
composés chacun de seize pièces dont plusieurs
obéissent à des règles différentes. Il a comme base
un échiquier de 64 cases. Le principe du jeu est de
coordonner le mouvement des pièces, en vue
d'atteindre le but final qui est de mater le Roi
adverse. Cette ambition implique la mise en place de
positions intermédiaires, où chaque pièce ou pion a
un rôle défini. Il s'agit d'un champ de bataille
ordonné aux phases sans cesse diverses où chaque
élément dépend de l'ensemble. Une erreur ou un
oubli, et c'est la perte d'une pièce qui diminue les
moyens de combattre et qui affaiblit la position. Le
jeu implique donc un effort d'attention soutenu qui
exerce l'esprit et le fixe longtemps sur un même
mécanisme. De même, le développement du jeu dans une
direction et à un moment déterminé, appelle une
concentration aiguë sur l'examen de toutes les
conséquences proches et lointaines du coup choisi.
2) Le jugement et le plan
Pour mener à bien sa tâche, le joueur doit sans
cesse apprécier la valeur de sa position par rapport
à celle de son adversaire et appliquer les principes
stratégiques et tactiques qu'il a appris. Il doit
dresser un plan dont il ne pourra s'écarter qu'en
fonction des obstacles que lui opposera l'autre
camp. Toutes les connaissances théoriques -
principes de l'ouverture, du milieu et de la finale
de partie - doivent être confrontées aux impératifs
de la position.
3)
L'Imagination et la prévoyance
Ce
sont deux qualités importantes qui consistent en la
faculté d'anticiper le développement de la partie et
spécialement la position de chaque pièce ou pion en
tenant compte des idées, manoeuvres et combinaisons
de l'adversaire. L'imagination se joint aux
réalisations les plus courtes et les plus efficaces
pour donner parfois des résultats surprenants où
l'esthétique procure d'intenses satisfactions
intellectuelles.
4) La mémoire
La
Partie d'échecs est une épreuve de longue durée. Le
début de la partie est dominé par la stratégie qui
s'exerce en de nombreuses ouvertures et variantes,
sans cesse étudiées, revues et améliorées, et qui
ont donné lieu à une volumineuse littérature
échiquéenne. De même, plusieurs règles et positions
typiques sont nécessaires au traitement des finales.
L'élève est appelé à mémoriser les principales
ouvertures pour gagner du temps de réflexion, ainsi
que les positions caractéristiques dans les finales
pour réaliser son avantage avec précision.
5) La volonté de vaincre, l'endurance et la maîtrise de
soi
Ces
trois qualités sont requises de l'homme dans toutes
ses actions et entreprises. Le jeu d'échecs est un
moyen par excellence de les exercer. L'affrontement
qu'il offre aux deux adversaires ne permet aucun
répit. La victoire, enjeu de la lutte, ne peut
s'obtenir que par une volonté constante de se
surpasser et d'imposer à l'autre son système de jeu.
Comme pour tout exploit sportif, scientifique ou
artistique, cette volonté implique une préparation
psychologique qui pèse d'un grand poids dans le
succès recherché. La nécessité se fait surtout
sentir dans les positions inférieures, où le joueur
doit user de toutes ses ressources pour sauver la
situation apparemment compromise. Quant à la
maîtrtise de soi, à ne pas confondre avec le calme,
elle permet de coordonner tous les éléments en
présence et de prendre ainsi la bonne décision au
bon moment: attaquer, rester passif ou
contre-attaquer après une analyse et une synthèse
sûre des moyens, des menaces, des combinaisons et
manoeuvres qu'offre la position donnée.
6) L'esprit de décision et le courage
Au
début de chaque partie et à divers stade de
celle-ci, l'élève se trouve devant plusieurs
variantes et il doit choisir la plus favorable.
Certaines sont plus tranchantes, souvent difficiles
à prévoir avec de nombreuses combinaisons, pièges,
etc., et peuvent être décisives. D'autres sont plus
calmes, sans risques, tandis que les craintifs
hésiteront devant l'insécurité. En enseignant les
échecs, le professeur étudiera facilement le
caractère de l'élève et pourra l'influencer
sensiblement, par exemple, en faisant d'un «timide»¯
un «courageux raisonnable»¯ ou en tempérant un
joueur «trop courageux».
7) La logique mathématique et l'esprit d'analyse et de
synthèse
L'importance de chacune des pièces se modifie en
fonction de la place qu'elle occupe sur l'échiquier.
Elles passent souvent de la position statique à la
position dynamique. C'est l'effet des lois de la
mécanique, du mouvement, de l'équilibre, de la force
et de la relativité. Dans l'analyse des positions,
il s'agit de choisir, à partir d'une multitude de
variantes, les possibilités essentielles et de
calculer avec précision les conséquences des coups,
en tenant compte de chaque élément sans perdre de
vue les ensembles. Après avoir choisi sa variante,
l'élève effectuera un ultime contrôle de sa
décision, il arrivera, après ce contrôle, qu'il
renonce à la variante qu'il se proposait de jouer, à
la faveur d'une autre, mieux étudiée. L'opération de
repérage des variantes possibles exerce l'esprit
d'analyse, alors que la récapitulation des
conclusions fournies par l'analyse et leur contrôle,
en vue du coup ou de l'idée stratégique ou tactique,
éprouvent l'esprit de synthèse. Généralement, les
joueurs d'échecs démontrent des dispositions
spéciales pour le raisonnement mathématique et
acquièrent un sens géométrique développé.
8)
La créativité
Les
joueurs d'échecs sont constamment à la recherche de
nouvelles variantes, ou d'améliorations d'anciennes
variantes d'ouverture. Ils éprouvent une grande
satisfaction à contester les appréciations sur
certaines positions. Ce besoin d'innovation implique
évidemment de solides connaissances théoriques.
L'élève s'en rend compte rapidement et la joie que
lui procurent ses propres découvertes l'encourage à
l'analyse des parties de joueurs chevronnés.
9) L'intelligence
C'est une qualité innée, mais qui peut aussi se
développer. Les élèves manifestent des réflexes et
un sens de la position qui leur permettent de
discerner rapidement les bons des mauvais coups. Par
l'étude systématique des échecs, les élèves qui ont
le désir de progresser se rendent compte que pour
devenir un bon joueur, 10% de talent suffisent, le
reste étant le résultat d'un travail qui leur donne
une intense satisfaction et la confiance en leurs
« possibilités intellectuelles».
10) L'organisation méthodique de l'étude et le goût pour
les langues étrangères
Les
possibilités qu'offre le jeu sont innombrables et
paraissent défier toute analyse, et c'est ce qui en
fait l'attrait. L'élève se voit ainsi rapidement
contraint à faire des choix, à sérier des ouvertures
favorites et à trouver une méthode de travail. Cet
effort portera ses fruits dans toutes ses autres
activités. La recherche le conduira à des ouvrages
et revues dont la plupart sont éditées en langue
étrangère, mais restent d'un accès facile en raison
du fait que la notation des coups est la même
partout. Et si l'élève consacre une partie de ses
loisirs au développement de ses connaissances
échiquéennes, il sera amené à participer à des
tournois qui groupent des joueurs de tous pays. Ces
contacts améliorent ses connaissances linguistiques
et scelleront de solides amitiés par-delà les
frontières. La devise de la Fédération
internationale des échecs (FIDE), Gens una sumus,
exprime bien cet aspect enrichissant.
Texte tiré de l'Annuaire de l'instruction
publique de Suisse et paru chez Payot-Lausanne en
1977.
Pour notre part,
nous ajouterons volontiers les points suivants à
cette liste :
11)
Capacité
d'abstraction
Même si le nom des
pièces (Roi, Cavalier, Tour, ...) tend à donner un
caractère concret et figuratif au jeu, sa pratique
fait très rapidement appel aux capacités
d'abstraction de l'esprit humain : schémas d'attaque
type, positions inversées ("Indienne en premier",
etc.), importance relative des trois paramètres
fondamentaux de la stratégie échiquéenne que
constituent le matériel, l'espace et le temps,
création de "déséquilibres positionnels" pour
obtenir un avantage.
12)
Maîtrise de ses
émotions
Ce point ne
signifie nullement qu'un joueur d'échecs doit
devenir une sorte de robot calculateur froid, comme
certains se plaisent à le présenter. Mais comme dans
tout sport, un joueur d'échecs va connaître des
hauts et des bas, des victoires retentissantes et
des revers cuisants, de belles combinaisons ou au
contraire d'horribles "gaffes". Dans cet
affrontement de deux intelligences, la défaite peut
être vécue de façon très douloureuse. L'expérience
du jeu apprendra au praticien à gérer son ego, à ne
pas sombrer dans la dépression après une défaite, et
à ne pas non plus faire preuve d'une inutile
arrogance après une victoire. L'analyse commune
"post mortem" avec son adversaire lui apprendra que
chacun peut avoir une vision différente du jeu, que
chacune d'entre elles est respectable, et que de la
confrontation des idées naît la nouveauté et la
connaissance.
13)
Esprit d'équipe
Ce point peut
paraître surprenant associé à un jeu dont l'essence
mme est individuelle. En réalité, sa pratique en
compétition s'effectue très souvent par équipe, en
particulier dans le cadre des championnats
interclubs. Dans ce cadre, le joueur est souvent
amené à prendre en compte la dimension collective
d'un match, avec le partage des ambitions et de la
réussite, de ses contraintes (par ex. devoir
proposer nulle dans une position supérieure pour
assurer le gain du match à l'équipe) et de la vie en
groupe (par ex. lors d'un déplacement pour une
rencontre).
14)
Discipline sportive
Les échecs sont au
carrefour du jeu, de l'art et du sport. Dans sa
dimension sportive, il faut noter que les seuls
talents et prédispositions naturelles ne suffisent
pas pour gagner : il est nécessaire de les
accompagner d'un fort investissement et travail
personnel pour acquérir le bagage technique et
théorique sans lequel ces dispositions ne sauraient
s'exprimer à leur juste valeur. Il est également
judicieux de pratiquer régulièrement le jeu,
amicalement ou en compétition, car la progression
vers la maîtrise ne peut se passer de l'expérience
concrète sur l'échiquier face à un adversaire.
Enfin, il n'est pas inutile de considérer que tous
les grands champions accompagnent leur préparation
théorique et mentale d'une forte préparation
physique, qui aide à renforcer leurs capacités
intellectuelles : "mens sana in corpore sano", on
n'a rien inventé depuis les romains à ce propos !
Et,
au-delà de toutes ces considérations formelles, il
est à noter que ces qualités, par la pratique du
jeu, s’acquièrent sans effort apparent, de façon
ludique et naturelle, générant presque toujours un
plaisir d’apprendre et de « se remuer les
méninges » !
*
Source :
Annuaire
de l'instruction publique de Suisse, paru chez
Payot-Lausanne en 1977 |