On trouve déjà
au Moyen-âge, dans « La Chanson de Roland » (Livre de Poche, n° 4 524)
des allusions à la pratique du jeu : « Les chevaliers sont assis sur des
couvertures blanches, ils jouent aux tables pour se divertir ; ceux qui sont
vieux et plus sages font des parties d’échecs, les jeunes sportifs, eux, de
l’escrime. »
Montaigne
y fait référence dans ses « Essais »,
mais pour le dénigrer !
« Je le ( le jeu d’échecs)
hais, et fuis, de ce qu’il
n’est pas assez jeu et qu’il
nous ébat trop sérieusement,
ayant honte d’y fournir
l’attention qui suffirait à
quelque chose… »
Au Siècle des Lumières,
Voltaire, Diderot
et Rousseau
montrèrent un vif intérêt
pour le jeu, et
fréquentèrent en particulier
le célèbre Café de la
Régence, ainsi que l’évoque
Diderot : « Si le
temps est trop froid, ou
trop pluvieux, je me réfugie
au café de la Régence à voir
jouer aux échecs. Paris est
l’endroit du monde, et le
café de la Régence est
l’endroit de Paris où on
l’on joue le mieux à ce jeu.
C’est chez Rey que font
assaut Legal le profond,
Philidor le subtil, Le
solide Mayot, qu’on voit les
coups les plus surprenants
et qu’on entend les plus
mauvais propos ; car si l’on
peut être homme d’esprit et
grand joueur d’échecs comme
Legal, on peut être aussi un
grand joueur d’échecs et un
sot comme Foubert et Mayot. »
Au 18ème siècle,
Edgar A. Poe
s’intéresse à un aspect
particulier du jeu : le
développement des automates,
et en particulier le plus
célèbre d’entre eux, dit du
Joueur de Maelzel –
préfiguration de nos
modernes ordinateurs
d’échecs -, du nom de
l’acquéreur de cet automate
qui suscita l’admiration et
l’étonnement dans toute
l’Europe en battant de
nombreux forts joueurs, et
dans « Le joueur d’échecs
de Maelzel » (inclus
dans le recueil « Histoires
grotesques et sérieuses »),
il démontre magistralement
la supercherie qui
consistait à cacher un
joueur de petite taille dans
les entrailles de la
machine. Dans un autre
ouvrage intitulé « Double
assassinat dans la rue
Morgue », il porte ce
jugement sur le jeu
d’échecs : « Je prends
donc cette occasion de
proclamer que la haute
puissance de réflexion est
bien plus activement et plus
profitablement exploitée par
le modeste jeu de dames que
par toute la laborieuse
futilité des échecs. Dans ce
dernier jeu, où les pièces
sont douées de mouvements
divers et bizarres, et
représentent des valeurs
diverses et variées, la
complexité est prise –
erreur fort commune – pour
de la profondeur.
L’attention y est
puissamment mise en jeu. Si
elle se relâche d’un
instant, on commet une
erreur, d’où il résulte une
perte ou une défaite. Comme
les mouvements possibles
sont non seulement variés,
mais inégaux en puissance,
les chances de pareilles
erreurs sont très
multipliées ; et dans neuf
cas sur dix, c’est le joueur
le plus attentif qui gagne
et non pas le plus habile ».
Au 19ème,
il faut
surtout mentionner l’oeuvre
extraordinaire de
Lewis Carroll,
« À
travers le miroir »,
publiée à Londres en 1872 (Ed.
Aubier-Flammarion, 1971), et
conçue comme une suite d’
« Alice au Pays des
Merveilles ».
Après avoir
tenté d'enseigner les échecs
à son petit chat, Alice
décide de passer "de l'autre
côté du miroir". Là, elle
accomplit un étrange voyage
dans un pays structuré à la
façon d'un échiquier,
rencontrant de nombreux
animaux étonnants et
plusieurs personnages
extraordinaires. Parmi eux,
un roi d'échecs qui se
réjouit qu'elle ne puisse
voir "personne à cette
distance" et une reine qui
promet de la confiture "pour
chaque lendemain". Après
toutes sortes d'aventures,
Alice finit par atteindre la
huitième case de l'échiquier
et donc devient reine, comme
le pion promu au jeu
d'échecs véritable. Elle
préside alors un banquet
fastueux et féerique.
Nombreuses ont été les
études des spécialistes pour
savoir si oui ou non le
parcours d'Alice était
construit comme une partie
ou un problème d'échecs.
Dans l'idée que l'on se fait
d'un parcours échiquéen,
cela semble évident. Mais
dans l'exactitude
strictement échiquéenne de
la marche des pièces, les
libertés prises par Lewis
Carroll sont trop grandes
pour lire au premier degré
dans cette histoire le
déroulement d'une partie
d'échecs. Heureusement pour
la littérature, qui ne peut
fonctionner sans soupape ni
sans transgresser elle-même
les modèles et les schémas
qu'elle s'impose.
Quant au 20ème
siècle, les deux références
incontournables sont
évidemment « Le joueur
d’échecs » de Stefan
Zweig et « La Défense
Loujine » de Vladimir
Nabokov.
« Le joueur d’échecs »
de Stefan Zweig
(Livre de Poche, n° 7 301)
" Avant de quitter la vie
de ma propre volonté et avec
lucidité, j'éprouve le
besoin de remplir un dernier
devoir : adresser de
profonds remerciements au
Brésil, ce merveilleux pays
qui m'a procuré, ainsi qu'à
mon travail, un repos si
amical et si hospitalier. De
jour en jour, j'ai appris à
l'aimer davantage et nulle
part ailleurs je n'aurais
préféré édifier une nouvelle
existence, maintenant que le
monde de mon langage a
disparu pour moi et que ma
patrie spirituelle,
l'Europe, s'est détruite
elle-même.
Mais, à soixante ans
passés il faudrait avoir des
forces particulières pour
recommencer sa vie de fond
en comble. Et les miennes
sont épuisées par les
longues années d'errance.
Aussi, je pense qu'il vaut
mieux mettre fin à temps, et
la tête haute, à une
existence où le travail
intellectuel a toujours été
la joie le plus pure et la
liberté individuelle le bien
suprême de ce monde.
Je salue tous mes amis.
Puissent-ils voir encore
l'aurore après la longue
nuit ! Moi je suis trop
impatient, je pars avant
eux."
Stefan
Zweig, Pétropolis, 22-2-1942
Tel est le dernier texte que
Stefan Zweig rédigea la
veille de sa mort, juste
après avoir écrit son
dernier roman, « Le joueur
d’échecs », en 1941, alors
que, réfugié au Brésil, il
assistait, impuissant, à la
guerre qui faisait rage en
Europe et qui détruisait son
pays d’origine, l’Autriche,
ainsi que son pays
d’adoption, l’Angleterre, où
il s’était établit pour fuir
les persécutions
antisémites.
Le format du roman
s’apparente davantage à une
nouvelle (c’est d’ailleurs
ainsi que Stefan Zweig le
définit) avec un texte très
condensé. Il fut publié
après la mort de son auteur,
et connut immédiatement un
succès fulgurant. Il
constitue aujourd’hui l’une
des grandes références de la
littérature mondiale, et
représente toujours un
succès de librairie dans le
monde entier.
La trame du récit oppose,
sur un paquebot de croisière
entre New-York et Buenos
Aeres, deux joueurs d’échecs
que tout oppose. L’un,
Czentovic, doué pour le jeu
depuis son enfance, champion
du monde arrogant et sans
culture, ne joue plus que
comme professionnel et pour
de l’argent. Le second, le
docteur B., est un amateur
qui ne joue que par passion,
comme une monomanie qui
représente sa seule raison
de (sur)vivre.
Et c’est surtout l’histoire
singulière de ce deuxième
joueur que l’œuvre de Stefan
Zweig nous fait découvrir.
Comment le jeu d’échecs,
découvert par hasard dans
une prison de la Gestapo où
il était privé de tout
contact extérieur, lui a
permis de résister et de ne
pas céder, de supporter la
solitude mentale organisée
comme torture par ses
geôliers.
Ce roman est un roman sur le
bien et le mal, où le jeu
d’échecs symbolise la
puissance de l’esprit pour
résister à la folie et au
vide du néant, et où les
deux joueurs aux styles si
opposés sont une métaphore
de l’humain face à
l’inhumain, de la
civilisation face à la
barbarie, de l’indépendance
d’esprit face au pouvoir.
Mais jouer aux échecs pour
échapper à la folie ne
conduit-il pas à tomber dans
une autre forme de
folie ?...
« La
Défense Loujine » de
Vladimir Nabokov
(Folio , N° 601).
L’auteur est né en 1899 dans
une famille aristocratique
libérale anglophile, qui
s’exile à Londres après la
révolution russe d’octobre
1917. Son père y est
assassiné en 1922 par des
fascistes russes. Vladimir
vivra ensuite à Paris, avant
de prendre la nationalité
américaine, puis de finir sa
vie en Suisse où il décède
en 1977.
Il fut un bon joueur
d’échecs, et « La Défense
Loujine », qui est son
premier roman, publié en
1930, a pour thème la
fascination qu’exerce ce jeu
sur ceux qui le pratiquent.
Il écrira de nombreux autres
romans, tels que « Le don »
(1937), « Feu pâle » ou
« Ada ou l’ardeur »..
Certains sont devenus
célèbres et ont fait l’objet
d’une adaptation
cinématographique, tels que
« Lolita » (publié en 1955,
qui fit scandale à son
époque, et fut publié pour
sa première édition par un
éditeur pornographique à
Paris, avant d’être adapté
au cinéma par Stanley Kubrik),
« Despair » (adapté au
cinéma par R.W. Fassbinder)
et enfin « La Défense
Loujine » qui fut mis en
image par Marleen Gorris en
2001. En 1941, il publiera
un autre roman sur le thème
des échecs, son premier
roman en langue anglaise,
« La vraie vie de Sebastian
Knight ». Il faut également
noter que « Lolita » regorge
de métaphores échiquéennes
pour décrire les stratégies
de conquête amoureuse du
héros séducteur.
Le roman dont
il est question ici conte
l’histoire d’un jeune joueur
prodige, Loujine, dont la
vie bascule petit à petit
dans la folie et l’obsession
après qu’il ait découvert
fortuitement le jeu d’échecs
dans sa jeunesse. Il finit
par voir toute la vie à
travers le prisme des
échecs, jusqu’à devenir
incapable de distinguer le
monde réel de celui des
cases noires et blanches :
« Horreur, mais aussi
harmonie suprême: qu'y
avait-il en effet au monde
en dehors des échecs? Le
brouillard, l'inconnu, le
non-être... ».
Il se montre par ailleurs
incapable de nouer des
rapports normaux avec les
êtres humains de son
entourage, et en particulier
avec les femmes, dont la
jeune aristocrate Natalia,
qui s’éprend de lui lors
d’un grand tournoi d’échec
auquel elle est venue
assister dans le nord de
l’Italie.
Un grand roman de la
littérature russe du XXème
siècle, qui montre le Noble
Jeu sous son jour le plus
sombre, quand l’esprit d’un
homme s’y adonne
entièrement, à l’image d’un
drogué qui ne vit que pour
sa dose. Un personnage réel
comme Bobby Fischer est
probablement très proche
dans la construction de sa
personnalité du personnage
fictif qu’est Loujine.
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